2

 

En voyant cette horde de guerriers couverts de sang faire irruption dans les catacombes, Gwendolyn la Timorée s’était réfugiée en tremblant au fond de sa cellule vitrée.

Elle aurait dû pourtant se réjouir, car ses geôliers et bourreaux poussaient des cris surpris et effrayés, lâchant leurs boîtes de Pétri, leurs aiguilles, leurs fioles, bref, les divers ustensiles et outils qu’ils utilisaient pour leur sale besogne. Il y eut un fracas de verre brisé, à peine couvert par les grognements sourds des assaillants qui se jetaient sur leurs proies à coups de poing et de pieds, les envoyant à terre comme de simples quilles. L’issue du combat, si l’on pouvait appeler ça un combat, ne faisait déjà aucun doute.

Mais Gwen tremblait de peur, car elle ignorait quel sort les guerriers réserveraient aux prisonnières. Ils n’étaient pas de simples mortels, elle l’avait vu tout de suite ; tout en eux le prouvait – leur assurance, leur puissance, leur cruauté… Mais ce qu’ils étaient exactement, elle n’aurait su le dire. Pas plus qu’elle n’aurait su dire ce qui les amenait ici, ni quelles étaient leurs intentions.

Venaient-ils pour les sauver ? Allaient-ils les abandonner dans ce trou ? Abuser d’elles ?

— Tuez-les tous ! hurla une des prisonnières en s’adressant aux immortels.

Gwen avait les oreilles fines et sensibles. Le cri rauque de la femme lui fit l’effet d’un coup de poing dans le ventre, et elle se courba en deux sous l’effet de la douleur.

— Faites-les souffrir, poursuivit la forcenée. Qu’ils en bavent autant qu’ils nous en ont fait baver !

Les vitres qui isolaient les femmes du monde extérieur ne laissaient passer aucun son, et pourtant le plus faible battement de cœur provenant de la salle ou des autres cellules résonnait aux oreilles de Gwen comme une explosion.

Elle aurait pu se couper des bruits extérieurs, mais elle ne voulait rien perdre de la défaite de leurs ravisseurs. Leurs cris étaient pour elle une douce musique, aussi douce et apaisante qu’une berceuse.

Elle constata que les guerriers prenaient soin de ne tuer personne et se demanda pourquoi. Enfin, au bout d’un affrontement qui n’avait pas duré plus de quelques minutes, il ne resta debout que Chris, le pire de tous.

L’un des guerriers, celui qui devait être le chef, s’approcha de Chris. Gwendolyn avait remarqué qu’il était particulièrement agressif et visait systématiquement la gorge ou les parties intimes de ses adversaires. Parvenu à hauteur de Chris, le chef éleva lentement son bras, comme pour porter un coup fatal, puis son regard croisa celui de Gwen et il suspendit son geste quelques secondes, avant de laisser retomber son bras, comme s’il venait brusquement de changer d’avis.

Gwen le jugea effrayant, avec ses cheveux poisseux de sang qui s’agglutinaient par paquets sur son crâne, et surtout ses yeux sombres animés d’une lueur rouge sang – une lueur étrange et qui devait être un effet de lumière. Son visage aux traits durs paraissait taillé dans le granite. Pourtant… Il y avait dans son expression un je-ne-sais-quoi d’enfantin qui l’émut.

Sa chemise en lambeaux laissait voir des muscles bien dessinés qui roulaient sous une peau bronzée – dont la couleur cuivrée rappela à Gwen qu’elle n’avait pas vu le soleil depuis un an. Un tatouage mauve, en forme de papillon, se déployait sur son ventre. Il était si grand que le bas des ailes disparaissait sous la ceinture du pantalon. Elle se demanda pourquoi un guerrier sanguinaire avait choisi pour tatouage un papillon, mais, pour une raison qu’elle ne put s’expliquer, la vue de cet insecte la réconforta un peu.

— Aidez-nous ! supplia-t-elle, en espérant que l’immortel pourrait l’entendre à travers l’épaisse vitre qui les séparait.

Comme elle n’obtenait aucune réaction, elle insista.

— Rendez nous notre liberté !

S’il l’avait entendu, il ne le manifesta pas.

— Et s’ils vous abandonnaient ici ? Ou pire, s’ils étaient là pour la même raison que les humains ?

Elle se sentait brusquement submergée par une foule d’idées déprimantes, au point d’en avoir le tournis, et se demanda ce qui lui arrivait. Bien sûr, la situation n’était pas rose, et il y avait de quoi s’inquiéter, mais tout de même… De plus, la voix qui murmurait dans son crâne lui parut étrangère. Elle ne la reconnaissait pas comme sienne. Qu’est-ce que c’était donc que ce prodige ? Comment… ?

Le beau guerrier bronzé se mordit la lèvre inférieure tout en se prenant la tête à deux mains. Il paraissait furieux.

— Et si…

— Stop ! grogna le guerrier.

Les pensées qui tourbillonnaient dans le crâne de Gwen cessèrent aussitôt. Elle allait lui demander s’il avait quelque chose à voir avec le phénomène quand Chris – celui de ses bourreaux qui restait encore debout – fit un pas en avant.

— Attention ! cria Gwen.

Le guerrier leva les yeux vers elle, tout en allongeant le bras pour saisir Chris à la gorge. Sans même lui accorder un regard, il le souleva et l’étrangla d’un seul geste. Chris battit des pieds dans le vide. Gwendolyn ne put s’empêcher de se régaler du spectacle. Chris avait moins fière allure que lorsqu’il violait ses compagnes sous ses yeux en la narguant…

« En ce moment, j’œuvre pour le bien », ironisait-il.

Chris était un scientifique et il dirigeait le groupe chargé de féconder les femmes emprisonnées. Il aurait pu opter pour l’insémination artificielle, mais il avait tenu à leur faire subir l’humiliation de viols répétés.

« J’aimerais en faire autant avec toi, ajoutait-il en s’adressant à Gwen. Chaque fois que je chevauche une de ces créatures, c’est à toi que je pense. »

Mais il n’avait jamais osé la toucher. Pas plus que ses complices… Ils s’étaient tous tenus à distance, n’osant même pas entrer dans sa cellule. Ils savaient qui elle était, ce qu’elle était, de quoi elle était capable. Ils l’avaient laissée dans sa prison de verre, lui envoyant par le système de ventilation une série de drogues destinées à la rendre inconsciente pour pouvoir abuser d’elle. Ils en avaient testé un certain nombre, mais ils n’avaient abouti à rien, bien entendu.

— Non, Sabin, dit une superbe femme aux cheveux noirs en tapotant gentiment l’épaule du guerrier aux yeux rouges.

Sa voix exprimait une telle tristesse que Gwen en frissonna.

— Il peut nous être utile, nous devons d’abord l’interroger, tu l’as dit toi-même, ajouta-t-elle.

Le beau guerrier s’appelait donc Sabin. Comme les Sabins, ce peuple de l’antiquité célèbre pour sa bravoure. Le nom lui allait à merveille.

Était-il l’amant ou le compagnon de la belle femme si triste ?

Le regard de braise du guerrier Sabin se détourna enfin de Gwen, qui put de nouveau respirer normalement. Il lâcha Chris, qui s’effondra au sol. Il ne bougeait plus, mais Gwen entendit son sang ruisseler dans ses veines et le bruissement de l’air dans ses poumons. Il était encore en vie. Dommage.

— Qui sont ces femelles ? demanda un guerrier blond aux yeux bleu vif.

Il était d’une beauté surprenante et son visage exprimait la douceur et la compassion. Gwen se demanda pourquoi elle n’avait pas envie de se blottir contre lui, mais contre ce Sabin aux traits si durs.

Mais peu importait… Ce qui comptait, c’était qu’elle avait besoin de se réfugier dans les bras d’un homme qui la protégerait, qui la cajolerait, qui lui permettrait enfin de dormir. Depuis un an, elle avait terriblement manqué de tendresse.

Et encore plus de sommeil.

Elle n’avait somnolé que d’un œil, durant de très courts instants, refusant de dormir de peur que Chris n’en profite pour la violer. Il lui était arrivé d’imaginer qu’elle se donnait à ce salaud, rien que pour avoir le droit de fermer les yeux et de sombrer dans l’oubli et le repos.

Un autre guerrier, immense, aux cheveux noirs et aux yeux mauves, s’approcha des cellules.

— Par tous les dieux, mais celle-ci est enceinte ! s’exclama-t-il.

— Pas celle-là, renchérit un autre, un original aux cheveux bleus.

Ces hommes étaient vraiment gentils de s’occuper si bien de ces femelles.

Les femelles en question tapaient à présent contre les vitres comme des forcenées, en suppliant qu’on les délivre.

— Vous entendez ce qu’elles disent ? demanda le grand aux yeux mauves.

— Moi, je les entends, répondit Gwen.

Sabin se tourna vers elle. Et de nouveau son regard brun, cette fois débarrassé de son inquiétante lueur rougeâtre, la transperça, inquisiteur, curieux, indiscret.

Un frisson parcourut la colonne vertébrale de Gwen. Il l’avait donc entendue ? En dépit du verre qui les séparait ? Elle le regarda, tétanisée. Il avançait maintenant vers sa cellule, tout en rangeant son poignard dans son fourreau. Elle sentait à présent les effluves de sueur, de citron et de menthe, qui se dégageaient de lui. Elle inspira profondément pour en savourer toutes les nuances. Depuis un an, elle n’avait eu droit qu’aux fragrances infectes de l’eau de toilette de Chris, à l’odeur âcre des drogues qu’on lui envoyait par le système de ventilation, à la peur de ses compagnes violentées.

— Vous nous entendez ? demanda Sabin.

Il avait une voix rauque, pas très agréable, mais elle lui fit l’effet d’une caresse.

Elle acquiesça sans hésiter.

— Et elles ? insista Sabin en désignant les autres prisonnières.

Elle fit signe que non, de la tête.

— Et vous, vous m’entendez ? demanda-t-elle.

— Je lis sur vos lèvres, dit-il.

Tiens donc… Il n’entendait pas et lisait sur ses lèvres. Cela signifiait qu’il n’avait pas cessé de la surveiller du coin de l’œil… Cette idée n’était pas déplaisante.

— Comment ouvre-t-on vos cellules ? demanda-t-il.

Elle pinça les lèvres et se risqua à jeter un rapide coup d’œil du côté des compagnons de Sabin. Ils étaient tous armés et couverts de sang… Elle se prit de nouveau à douter. Devait-elle montrer à ces hommes comment entrer dans les cellules ? Et s’ils décidaient d’abuser d’elle et de ses compagnes ?

Il dut deviner sa peur, car son expression se radoucit.

— Nous n’avons pas l’intention de vous faire du mal, assura-t-il. Vous avez ma parole… Tout ce que nous voulons, c’est vous rendre votre liberté.

La prudence lui conseillait de se méfier, et pourtant elle poussa sur ses jambes, se redressa en tremblant, et avança vers lui d’un pas mal assuré. De près, elle fut surprise de constater à quel point il la dominait par la taille. Ses yeux n’étaient pas tout à fait marron, comme elle l’avait cru, mais traversés de stries ambre, moka, auburn, bronze – une véritable symphonie de couleurs. La lueur rougeâtre qui les animait quelques instants plus tôt avait totalement disparu, et cela acheva de la convaincre qu’elle avait dû être victime d’un effet de lumière.

— Alors, femelle, comment ouvre-t-on ces cellules ? insista-t-il.

Gwen prit le temps de réfléchir avant de répondre. Si ce guerrier ouvrait sa cellule et qu’elle parvenait à surmonter la peur qui la paralysait depuis qu’elle était prisonnière, elle trouverait un moyen de s’enfuir. Une bouffée d’espoir lui gonfla le cœur… Puis elle songea qu’elle risquait de massacrer ses sauveurs…

— Ne t’inquiète pas. S’ils ne cherchent pas à te faire de mal, ta bête restera en cage.

— Mais au moindre geste équivoque…

Elle décida de prendre le risque.

— Les pierres, dit-elle.

Il fronça les sourcils.

— Je n’ai pas bien compris, dit-il.

Elle avala le nœud qui lui bloquait la gorge et, du bout de son ongle griffu, grava le mot pierres sur la vitre. Les traits s’effaçaient à mesure qu’elle les traçait, comme si la vitre cicatrisait. Cette maudite vitre avait été façonnée par les dieux, de toute évidence, et Gwen n’avait jamais compris comment des humains avaient pu se la procurer.

Sabin marqua un temps de pause, tout en contemplant fixement l’ongle qui avait servi d’outil à Gwen. Elle songea qu’il devait se demander quel genre de créature elle était.

— Les pierres ? demanda-t-il enfin tout en cherchant de nouveau son regard.

Elle acquiesça.

Il tourna sur lui-même pour passer en revue la salle dans laquelle ils se trouvaient. Cela ne lui prit que quelques secondes, mais Gwen eut la sensation qu’il avait enregistré le moindre détail.

Les autres guerriers s’étaient alignés derrière lui et la fixaient de leurs yeux attentifs. Leurs auras se mêlaient et elle y détectait de l’espoir, de la curiosité, de la méfiance, de la haine, du désir. Elle recula. Ses jambes tremblaient si violemment qu’elle craignit de tomber. « Reste calme. Si tu paniques, il va se passer des choses terribles…»

Le désir l’effrayait plus que tout. Elle ne voulait pas inspirer du désir. Malheureusement, ses geôliers l’avaient obligée à changer son jean et son T-shirt contre un léger haut à bretelles et une jupe courte – sans doute pour la violer plus aisément, les salauds – et elle se sentait presque nue. Une bretelle de son haut avait lâché et elle avait dû la nouer sous son bras pour que ses seins ne soient pas découverts.

— Détournez-vous, grommela soudain Sabin.

Elle obéit, machinalement, et le mouvement fit virevolter ses longs cheveux. De nouveau, elle eut peur. Sa respiration se fit haletante et de petites gouttes de sueur perlèrent entre ses sourcils. Pourquoi voulait-il qu’elle se retourne ?

Il y eut un long silence.

— Ce n’était pas à vous que je m’adressais, femelle, mais à mes compagnons, reprit Sabin d’une voix douce.

— Et pourquoi devrions-nous nous retourner ? protesta une voix d’homme.

Gwen reconnut le ton chaud et irrévérencieux du beau mâle aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Celui qui la désirait…

— Tu n’as tout de même pas l’intention de…

— Vous l’effrayez, coupa Sabin.

Gwen risqua un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Mais…, protesta celui qui était couvert de tatouages.

De nouveau, Sabin intervint.

— Vous voulez des réponses ou non ? demanda-t-il avec irritation. Je vous ai demandé de vous détourner.

Gwen entendit des murmures mécontents, puis des bruits de pieds raclant le sol.

— Femme ?

Lentement, Gwen se retourna face à Sabin. Les guerriers avaient obéi. Elle ne voyait plus que leur dos.

Sabin posa sa main à plat sur le mur vitré. Elle était grande et large, sans la moindre égratignure, mais couverte de sang. Du sang des chasseurs.

— Quelles pierres ? demanda-t-il.

Elle désigna du doigt des pierres exposées dans une vitrine derrière lui. Les pierres n’étaient pas plus grosses qu’un poing, et sur chacune d’elles était représenté un supplicié. On y voyait un décapité, un écartelé, un corps bardé de poignards, un ventre transpercé d’une lance, un homme sur un bûcher.

— D’accord, murmura Sabin d’un ton neutre. Et que suis-je censé faire avec ça ?

Le cœur battant à l’idée qu’elle serait peut-être bientôt libre, Gwen mima le geste de ramasser une pierre et de la glisser dans un trou, comme on aurait glissé une clé dans une serrure.

— Chacune de ces pierres ouvre une cellule ? demanda Sabin.

Elle acquiesça, puis lui désigna tour à tour chaque pierre, suivie de la cellule qu’elle ouvrait. Elle avait appris à redouter la simple vue de ces clés, car chaque fois qu’un des humains en prenait une, cela signifiait qu’elle allait devoir assister à un viol. Tout en soupirant, elle entreprit de graver sur la vitre le mot CLE, mais Sabin lui laissa à peine le temps de terminer : il balança un coup de poing dans la vitrine des clés, qu’il brisa sans la moindre difficulté, quand il aurait fallu la force de dix hommes réunis pour un accomplir un tel exploit.

Il s’était tout de même entaillé la main et du sang perla à ses blessures, mais il s’essuya sur son pantalon sans même regarder, comme si cela n’avait aucune importance. D’ailleurs, les taillades cicatrisaient déjà. Pas de doute, ce guerrier n’était pas un mortel. Il n’était pas un elfe, car il n’avait pas les oreilles en pointe. Pas non plus un vampire, car il n’avait pas de crocs. Une sirène mâle ? Possible… Il avait une voix profonde, au timbre chaud, mais tout de même un peu rauque.

— Prenez chacun une pierre, ordonna-t-il à ses compagnons, tout en gardant les yeux fixés sur Gwen.

Ils firent volte-face en pivotant sur leurs talons. Gwen évita de les regarder, parce qu’ils lui faisaient décidément trop peur. « Ne t’en fais pas. Tu contrôles la situation. C’est bien. »

Elle n’aurait pas voulu s’affoler et leur faire du mal.

Elle songea à ses sœurs, toujours si fortes et courageuses, qui n’auraient pas hésité à se couper un bras ou une jambe pour s’enfuir, à faire éclater la vitre qui les séparait de Chris, à lui arracher le cœur pour se venger de lui.

Elle eut une bouffée de nostalgie. Si Tyson, son ex-petit ami, avait informé ses sœurs de sa disparition – mais elle en doutait, car il devait craindre leur vindicte –, celles-ci devaient la chercher. Elles l’avaient toujours aidée et protégée. Elles lui avaient toujours pardonné sa lâcheté et sa faiblesse. Elles l’aimaient. Mais elles seraient déçues d’apprendre qu’elle s’était laissé emprisonner. C’était indigne d’elle, indigne de son espèce. Gwen soupira… Elle était lâche, elle le savait. Tout le monde le savait. Ce n’était pas pour rien qu’on l’avait surnommée Gwendolyn la Timorée.

Elle se rendit compte qu’elle avait les paumes moites et les essuya sur ses cuisses.

Pendant ce temps, Sabin donnait des ordres à ses hommes, leur indiquant quelle pierre ouvrait quelle cellule. Après quelques erreurs rapidement corrigées, il ne resta bientôt plus qu’elle à libérer. Mais quand le guerrier aux cheveux bleus voulut prendre la dernière pierre, les doigts de Sabin se refermèrent sur son poignet pour l’arrêter.

Le guerrier aux cheveux bleus le fixa droit dans les yeux.

— Elle est à moi, dit Sabin en secouant la tête.

— Tu la trouves horrible, si je comprends bien, ricana l’autre.

Sabin ne répondit pas et son visage se ferma.

Gwen n’y comprenait rien… Ainsi, Sabin la trouvait horrible et il ne voulait pas que son compagnon ouvre sa cellule ?

Pendant ce temps, les femmes libérées fondaient en larmes de reconnaissance et de soulagement. Quelques-unes tentèrent de s’échapper, mais les guerriers les rattrapèrent aisément. Gwen fut surprise de la délicatesse avec laquelle ils les maîtrisèrent, même quand elles se débattaient violemment. Quand elles furent enfin rassemblées au centre de la salle, le plus beau des guerriers fit le tour des femmes pour leur murmurer quelque chose à l’oreille et elles se laissèrent tomber dans ses bras, l’une après l’autre, sans la moindre résistance.

Une fois les femmes endormies, Sabin ramassa la pierre ouvrant la cellule de Gwen, celle sur laquelle on avait peint un homme sur un bûcher.

— Je vais vous libérer, mais vous devez me promettre de ne pas vous enfuir, dit-il. Je n’ai aucune envie de vous courir après, mais je n’hésiterai pas, s’il le faut, et ça me déplairait de vous blesser accidentellement.

« Nous sommes pareils, toi et moi », songea Gwen.

— Ne la libérez surtout pas, intervint soudain Chris d’un ton mauvais.

Il s’était donc réveillé… Depuis combien de temps ?

Il souleva la tête pour recracher de la terre. Il avait les yeux cernés de mauve.

— Elle est très dangereuse, ajouta-t-il.

— Cameo ? appela Sabin.

Il n’eut pas à en dire plus : la femme guerrier avança d’un pas résolu vers Chris qu’elle attrapa par son col de chemise pour le soulever et le mettre debout, comme s’il était aussi léger qu’une plume. Puis, de sa main libre, elle posa un poignard contre sa carotide. Trop affaibli ou trop effrayé pour réagir, il ne chercha pas à lui résister.

Gwen ne put s’empêcher de se réjouir. Si seulement ce salaud avait pu mourir de peur… Elle imaginait déjà la lame du poignard tranchant sa gorge, transperçant la peau et les cartilages, lentement. Elle aurait voulu pour lui une longue et terrible agonie.

— Oui, oui. Tue-le. Fais-le souffrir.

Elle était en transe.

— Alors ? J’ai la permission de tuer ou pas ? demanda Cameo à Sabin.

— Non. Pas encore.

Gwen se sentit affreusement déçue et ses épaules s’affaissèrent. Déçue, mais toujours pas furieuse… Pourtant, la bête en elle était bien réveillée, car c’était elle qui avait réclamé la mort de Chris.

Elle se concentra pour contrôler sa respiration.

« Je dois me calmer. Je ne dois pas me laisser dominer. »

— Mais tu as tout de même le droit de lui faire un peu mal, si ça te fait vraiment plaisir, ricana Sabin en s’adressant à Cameo, toujours en fixant Gwen.

Elle se demanda s’il était en colère contre elle. Et si oui, pour quelle raison ? En quoi lui avait-elle déplu ?

— Ne libérez pas cette fille, répéta Chris tandis que son corps était secoué d’un frisson.

Il voulut reculer, mais Cameo, visiblement beaucoup plus forte que ne le laissait supposer sa petite taille, l’en empêcha.

— Non, non…, murmura-t-il.

— Tu devrais peut-être laisser la femelle rousse où elle est, proposa la petite guerrière brune. Du moins pour le moment, le temps d’en savoir un peu plus à son sujet.

Sabin approcha la pierre de son logement dans la porte de verre, puis s’arrêta juste avant de l’insérer.

— Cet homme est un chasseur, dit-il. Donc un menteur. Je pense qu’il lui a fait du mal et qu’il ne veut pas qu’elle puisse nous raconter ce qu’elle a subi.

Gwen battit des paupières. Non, cet impressionnant guerrier n’était pas furieux contre elle, mais contre Chris – qu’il appelait « chasseur » et qu’il avait visiblement des raisons de haïr.

— C’est bien ça ? demanda Sabin en s’adressant à elle. Il vous a fait souffrir ?

Elle acquiesça, les joues rouges de honte. Chris ne l’avait pas torturée physiquement, mais il s’était acharné à la détruire psychologiquement.

Sabin passa sa langue sur ses lèvres.

— Il paiera pour ça, vous avez ma parole, murmura-t-il.

La rougeur quitta lentement les joues de Gwen. Sa propre mère l’avait reniée en lui reprochant sa lâcheté. Mais lui, qui la connaissait à peine, ne lui reprochait rien et promettait de la venger.

— Écoutez-moi, je vous en supplie, intervint Chris qui ne voulait décidément pas se taire. Je vous hais plus que tout, mais je dis la vérité. Si vous la libérez, elle va nous massacrer.

— C’est vrai, ça, jolie rousse ? demanda Sabin, d’une voix encore plus douce.

Dans cette cellule, Gwen ne s’était entendue appelée que « putain » et « salope ». La gentillesse de ce guerrier lui alla droit au cœur et l’enveloppa comme une bouffée d’effluves de roses par une chaude journée d’été. Elle attendait depuis un an qu’un preux chevalier vienne terrasser le dragon Chris pour délivrer la princesse Gwendolyn. Elle avait longtemps cru que ce chevalier serait Tyson, ou le père qu’elle n’avait jamais connu…

— Jolie rousse ?

La voix du guerrier Sabin ramena Gwen à la réalité. Que lui avait-il demandé ? Ah oui… Si elle avait vraiment l’intention de tenter de les massacrer. Elle s’humecta les lèvres et fit non de la tête. L’intention, elle ne l’avait pas, mais si la bête qui sommeillait en elle décidait de se manifester, elle les massacrerait – tous – avant qu’ils n’aient le temps de comprendre ce qui leur arrivait. « Mais je la contrôle. Du moins en partie. Tout ira bien. »

— C’est bien ce que je pensais, reprit Sabin.

Puis, d’un mouvement de poignet, il ajusta la pierre dans son logement. Le cœur de Gwen battit furieusement quand la porte de verre s’éleva lentement. Il n’y eut bientôt plus rien pour la séparer de Sabin. Ses effluves de menthe et de citron devinrent plus présents.

Elle sourit. Elle se sentait libre. Elle était libre. Enfin.

— Seigneur…, murmura Sabin dans un soupir. Vous êtes vraiment magnifique.

Elle se surprit à avancer vers lui, la main tendue. Elle était privée de contacts physiques depuis des mois et voulait une caresse. Juste une caresse, du bout des doigts. Rien de plus. Un peu de chaleur et de tendresse. Et ensuite, elle partirait rejoindre ses sœurs.

— Salope ! hurla Chris en tentant de se dégager de la poigne solide de la petite guerrière prénommée Cameo. Ne m’approche surtout pas ! Empêchez-la de m’approcher… C’est un monstre !

Les pieds de Gwen s’arrêtèrent d’eux-mêmes et ses yeux cherchèrent le déchet humain auquel elle devait tant de souffrances et d’angoisse. Elle revit ce qu’il avait fait subir à ses compagnes de captivité. Ses ongles s’allongèrent, de petites excroissances semblables à des ailes jaillirent de son dos, déchirant le tissu de coton de son haut à bretelles, battant furieusement l’air. Son sang se fluidifia et se mit à couler dans ses veines comme un torrent déchaîné, vite et fort. Sa vision passa au mode infrarouge, les couleurs disparurent, elle ne distinguait plus que la lueur rougeâtre dégagée par la chaleur des corps.

Elle comprit soudain qu’elle n’avait jamais eu le dessus sur le monstre qui vivait en elle. Il était resté là, tapi, attendant simplement le moment propice pour se manifester. Et pour frapper…

« Seulement Chris, pas les autres. Juste Chris. »

Elle se répéta intérieurement cette prière avant de perdre tout à fait conscience.

Juste Chris. Laisse les autres tranquilles. Ils ne t’ont rien fait. Je t’en prie. Je t’en supplie.

Elle espéra que la bête l’avait entendue. À présent, c’était elle qui décidait de tout. Elle prendrait ce qu’elle estimerait être son dû.

Le piège des ténèbres
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